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Le blog de François Meunier

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Sur les impôts d’Apple, c’est nous les pommes !

Article publié le 22/01/2014

Apple renforce la polémique montante sur les impôts versés par les grands groupes internationaux, et notamment le Club des cinq des États-Unis : Apple, Google, Facebook, Amazon et Starbuck. Ce billet montre que la victime (et le coupable !) de l’évasion fiscale faite par Apple, c’est nous, c’est-à-dire les contribuables européens. Mais aussi, paradoxalement, l’actionnaire d’Apple.

Pour commencer, un coup d’œil au rapport annuel 2012 d’Apple. Voici les chiffres en résumé, avec quelques retraitements :

Comptes d'Apple 2012

 

 

 

En clair, Apple faisait en 2012 à peu près le même taux de marge, autour de 40%, à l’étranger que dans les Amériques (y compris Amérique latine), sauf au Japon où ils arrivaient à extraire du 56% ! Le hors-Amériques fait presque 60% du chiffre. Et pourtant, les impôts payés par l’étranger (y compris cette fois Amérique latine et Canada) ne représentent que 5% du total.

Si on applique le même taux d’impôt sur les bénéfices à l’étranger qu’aux États-Unis, la collecte fiscale des pays hors États-Unis serait de l’ordre de 19,7 Md$ plutôt que 0,7 Md$. Apple « vole » les fiscs étrangers (par leur propre bêtise, on va le voir) de 19 Md$ l’an, dont 8,5 Md$ pour la seule Europe. On comprend aussi pourquoi le Congrès américain, qui a auditionné Tim Cooks, le PDG d’Apple, n’a pas été aussi vindicatif qu’on pouvait s’y attendre : le fisc américain ne s’en sort pas si mal !

Merci l’Irlande, les Pays Bas et les États-Unis. Par exemple, le « Double Irish » est efficace. Celui mis en place par Google suppose qu’au départ de France la facturation aille d’abord en Irlande, puis aux Pays-Bas, puis à nouveau en Irlande et enfin aux Bermudes… La beauté de tout ceci, c’est qu’il n’y a pas un centime d’économie fiscale qui ne soit absolument légal. Il n’y a pas de « vol ». C’est ce qu’on appelle l’évasion fiscale, par opposition à la fraude fiscale.

Il y a là deux choses :

  • La nécessité d’adapter la fiscalité des grands groupes, surtout à l’âge internet, ce qui suppose une coopération internationale des Etats. Dans le cas de la passoire Europe, de boucher les gros trous et de trouver un moyen politique de limiter la compétition fiscale destructrice. On reporte en encadré du présent billet une proposition de l’Union européenne, calquée d’ailleurs sur la pratique fiscale américaine. Malheureusement, cette proposition reste au placard. C’est au corps politique des Etats de l’Union de se saisir de cet enjeu.
  • Une question de morale des affaires. Quand Apple, dont tous les labos de recherche sont à Cupertino, paie des royalties pour recherche aux Bermudes, il y a comme un petit problème. Idem quand elle tord le bras au gouvernement irlandais – qui se le tord lui-même complaisamment – pour convenir d’un taux d’IS de 2%. La morale, c’est l’angle mort de la loi, c’est-à-dire le sens de ce qu’il ne faut pas faire même si on y est autorisés ; ou de ce qu’il faut faire même quand on n’y est pas obligés, voire même quand c’est interdit. À cet aulne, évasion fiscale et fraude fiscale ne sont pas si différents. « Don’t do evil », disait pourtant Google.

Or la morale, sur la durée, ça a tendance à payer (certains disent que c’est son côté immoral). Côté consommateurs d’abord, il n’est pas impossible que certains acheteurs d’iPhone mettent désormais une petite croix noire sur leur portable chéri.

Mais aussi côté actionnaires. L’évasion fiscale d’Apple a déjà eu un coût gigantesque pour eux. En voici la preuve : Apple est une grosse pomme pleine de cash (plus de 100 Md$). En tant qu’enseignant, j’avais trouvé plein de bonnes raisons financières pour expliquer à mes étudiants ce comportement de Père Goriot : le cash comme facteur de flexibilité stratégique, le cash comme assurance contre les retournements très violents dans l’industrie de la high-tech, etc. Voir là-dessus cet excellent article de la Lettre de Vernimmen n° 92 de novembre 2010 ou ce billet de Vox-Fi du 7 septembre 2011. Mais j’avais simplement oublié que ce cash est immobile parce que dès qu’il bouge, il devient taxable. Au point que pour rendre ce cash aux actionnaires, il était préférable de contracter un emprunt jumbo plutôt que de le sortir du bilan, annonce qui d’ailleurs a mis le feu aux poudres. Résultat, les marchés se sont aperçus qu’ils payaient un Price-to-Book ou P/B de 8,2X (au sommet du cours) pour une société qui stockait massivement un cash dont le P/B n’a aucune raison de différer de 1X ! Et patatras sur le cours boursier !

 

Encadré : Une fiscalité pour les groupes internationaux

Plutôt que de taxer les multinationales sur la base de la forme juridique que leurs diables de conseillers fiscaux mettent sur pied, taxons-les sur la substance économique de ce qu’elles font et où elles le font. Voir une présentation simple dans cet article du Financial Times. Chaque société soumettrait au fisc du pays où elle fait des affaires un « rapport combiné » donnant les comptes consolidés du groupe dans son entier, et particulièrement le détail des actifs, de la masse salariale et du chiffre d’affaires. Le profit imposable est alors éclaté entre les différentes entités juridiques nationales sur la base d’une pondération de ces trois agrégats. La formule la plus simple, appelée la Massachusetts formula, donne un poids égal à chacun d’eux. Il revient alors à chaque Etat de lever l’impôt sur la base du profit qui lui revient, et selon ses taux d’impôt en vigueur.

Massachusetts ? Eh oui, c’est le système qu’utilisent déjà les États-Unis pour répartir le produit de l’impôt pour une société qui opère dans plusieurs Etats de l’union. Cela marche efficacement. À noter que cela n’impose pas d’harmoniser les taux d’IS. C’est ce système que la Commission européenne a mis à son agenda. Mais les politiques suivront-ils ?