SITUATIONS

Le blog de François Meunier

retour

L’uber-économie uber alles ?

Article publié le 17/11/2015

Reprend l’article publié dans ParisTechReview du 23.9.15.

Déjà, il faudrait s’entendre sur le nom : économie du partage ou sharing economy, comme on la désigne outre-Atlantique ? Mais être payé pour partager, est-ce encore du partage ? On dit aussi en français économie collaborative, qui gratte un peu la langue avec ses 5 syllabes, mais qu’on peut accepter, le mot « collaboration » ayant l’échine plus souple en matière morale. On parle encore, on verra pourquoi, d’économie circulaire. Bref, on se cherche encore sur le nom, signe d’une activité toute nouvelle, encore mouvante et dont on ne perçoit encore bien ni les contours ni l’enjeu sur l’économie globale. Pourquoi pas ici uber-économie, pour faire appel à son représentant le plus emblématique ces jours-ci en France, Uber ?

S’il faut isoler une date clé dans l’apparition de l’uber-économie, on désignera eBay, et donc en France aujourd’hui leboncoin : il s’agit de marchés d’occasion où particuliers et maintenant de plus en plus professionnels échangent des biens d’occasion ou neufs. Amazon est devenu le premier marché d’occasion pour les livres. Pour aller à l’autre bout du spectre, Meetic organise efficacement le marché de la rencontre affective.

Ce qui désigne le premier trait de l’uber-économie : la mise en contact, l’appariement. C’est pour cela que certains proposent aussi matching economy pour cette nouvelle forme d’activité, notamment Timothy Taylor dans son excellent blog. L’outil internet se révèle particulièrement efficace pour organiser, au-delà de l’échange d’information, l’adéquation entre offre et demande, qui est la clé pour que puisse naître, avec une certaine sécurité sur la qualité des produits et sur celle des participants à l’échange, un marché d’occasion. Rien de neuf, me direz-vous : le courtage d’assurance ou les agents immobiliers font déjà cela depuis la nuit des temps ! Oui, mais sans le fantastique multiplicateur qu’est Internet.

L’uber-économie se développe massivement à présent dans les métiers de transport et du logement : Blablacar, Drivy en France, et bien-sûr Uber ; Airbnb, Booking, …. Dans une excellente étude publiée dans EconFocus, sous l’égide de la Banque fédérale de réserve de Richmond aux États-Unis, l’économiste Tim Sablik cite le chiffre de 160.000 pour les chauffeurs qui roulent sous l’enseigne Uber aux États-Unis, pays où il y a 230.000 taxis classiques. Il y a donc quasiment un doublement de l’offre de transport urbain et le signe très clair que la nouvelle offre ne vient nullement en substitution de l’ancienne, mais qu’elle élargit fortement la demande. Airbnb, c’est un million de logements sur 200 pays, disent-ils sur leur site. Le groupe Accor, 2ème ou 3ème groupe hôtelier mondial, c’est 180.000 chambres, c’est-à-dire cinq fois moins ! Le phénomène est donc massif, à la fois sur l’offre disponible, et côté demande, sur la nouvelle clientèle accessible.

Surtout, c’est le second trait caractéristique de l’uber-économie, cela permet une meilleure utilisation des voitures, des bureaux libres, des logements, etc. ; en bref, une meilleure rotation des équipements ou encore, dans le jargon des économistes, une productivité du capital fortement accrue. On accroit le taux d’utilisation de la voiture – dont on dit qu’elle reste en moyenne 95% du temps au parking – à faire du co-voiturage, à titre marchand ou non, ou bien à la louer, par Drivy ou Ouicar. Et on économise l’essence. Il y a, à offre donnée, économie dans l’usage de la ressource, bien d’équipement ou bien intermédiaire. C’est pour cela qu’on parle aussi d’économie circulaire, un mouvement que les écologistes ne souhaitent pas limiter à la simple fonction du recyclage propre à l’économie verte.

Les économistes sont très majoritairement en faveur de ces nouvelles initiatives productives : elles accroissent l’offre et la demande solvable, le plus souvent par diffusion plus efficace de l’information ; elles accroissent la concurrence et font baisser les prix. À ce titre, pas simplement par hausse de la concurrence directe, Uber contre taxis traditionnels, mais indirect : par exemple, la SNCF baisse ses prix pour répondre à Blablacar.

 

La concurrence est plus forte, mais est-ce une concurrence loyale ?

Quand vous payez une chambre d’hôtel, vous n’achetez pas simplement l’usage d’un matelas et de couvertures. Vous payez aussi une garantie de sécurité et d’hygiène, l’attention d’un personnel formé, etc. Vous payez aussi le cout de la supervision règlementaire, et donc des corps d’inspection qui surveillent la qualité des prestataires hôteliers. Vous acquittez le cout des taxes qui pèsent sur toute la chaine de production, TVA, impôts sur l’entreprise, etc. Le personnel à votre service jouit de certaines garanties lui aussi, et acquitte des impôts et des cotisations sociales. Bref, l’uber-économie soulève une triple question, sur la règlementation, sur la fiscalité et sur le droit au travail. Il ne faudrait pas que ses succès économiques ne viennent que de sa capacité à dribler impôts, normes et lois.

Toute règlementation, et c’est vrai du droit en général, ne peut être que suiviste : elle observe le phénomène et prend les mesures en conséquence qui évitent ou ménagent les indemnisations pour certains dommages contraires à des intérêts spécifiques ou à l’intérêt général. Il n’y a pas de règlementation qui sache anticiper l’ensemble des configurations futures, les sociétés et les économies évoluant largement à leur guise, ce qui est heureux. L’uber-économie force donc l’État à adapter la régulation. Par exemple, l’examen probatoire aux chauffeurs de taxi parisiens comporte comme épreuve de savoir par cœur un grand nombre de noms de rues parisiennes. À l’âge du GPS, cette exigence est largement vaine et peut représenter une barrière à l’entrée pour les aspirants chauffeurs. Si le chauffeur Uberpop fait plus que x heures de conduite, d’intermittent occasionnel, il devient professionnel et donc doit avoir une licence. Ou alors on supprime toutes les licences pour faire du transport collectif, ce que bien peu de gens seraient prêts à envisager. La règlementation doit donc s’adapter, en gardant à l’esprit que son bénéfice collectif doit l’emporter sur le cout qu’elle occasionne (notamment par érection de barrières à l’entrée qui favorisent les rentes). Elle n’est pas là pour protéger les gloires passées face à l’innovation technique. La mutation qui s’ensuit peut être douloureuse pour certains, notamment les travailleurs en place, mais fait appel à une autre fonction de l’État que la régulation industrielle, celle de la solidarité et de l’assurance collective.

Sachant de plus que l’uber-économie n’est pas dépourvue de toute force de contrôle et de surveillance. C’est d’ailleurs le troisième trait caractéristique de cette nouvelle forme d’activité, et au vrai une innovation sociétale majeure en matière de régulation : on substitue à une surveillance centralisée une surveillance décentralisée par le « contrôle croisé » : vous notez le chauffeur Uber, vous notez votre hôte Airbnb ou Blablacar ou Drivy. Lui-même vous note en tant qu’usager ou consommateur. C’est le facteur réputation et confiance qui est mis en jeu, un point important, dont on soulignera l’ambivalence ci-après. Mais ce peut être aussi des mécanismes plus automatiques permis par les nouvelles technologies. Par exemple, la percée technique que représente en matière monétaire le bitcoin, ou monnaie électronique non émise par une banque centrale, n’est pas tant son support internet dématérialisé que son mode de régulation : au lieu d’une chambre de compensation centrale permettant de vérifier la conformité de la transaction (je parle ici de la monnaie fiduciaire, qui est l’écrasante majorité de la monnaie en circulation), il y a un contrôle totalement décentralisé qui, par des algorithmes complexes et couteux en temps de calcul, vérifie pour chaque transaction l’historique complet des transactions passées pour assurer que le payeur est bien en possession de titres de monnaie qu’il prétend avoir. Les banques centrales, notamment la Banque d’Angleterre, sont intriguées et même à demi-laudatives devant cette innovation.

Il y a un problème du côté de la fiscalité. Une tradition dans la doctrine fiscale est de ne pas taxer l’autoproduction ou la production domestique. Quand vous repeignez votre cuisine ou cueillez les tomates de votre potager, on ferme les yeux sur le revenu implicite que l’autoproduction dégage. Le service d’éducation que vous rendez à vos enfants échappe heureusement à l’impôt. Il en va de même si vous donnez un coup de main à votre voisin pour repeindre sa cuisine ou aidez son enfant dans ses problèmes de maths. Les flux de services de l’entraide sont libres de taxe. Plus discutable en raison des sommes en jeu, on ferme les yeux si vous vous rendez à vous-même un service de logement, en étant propriétaire de votre appartement plutôt qu’en le louant. C’est une subvention majeure faite à la propriété qui contribue à empêcher l’accès au patrimoine des personnes à bas revenu, qui restent enfermées dans le cycle de la location ou du logement social. On s’écarte à peine ici de notre sujet : un élément important de l’économie circulaire est d’assurer la neutralité économique entre la location des biens d’équipement et leur détention en pleine propriété[1], et la préférence pour la propriété immobilière, subventionnée par le fisc, pénalise la « liquidité » des logements et leur pleine utilisation.

Si par contre vous faites de vos prestations de service un métier régulier, il s’introduit la nécessité d’acquitter charges sociales ou TVA selon le statut juridique sous lequel vous l’exercez, et l’impôt sur le revenu sur le solde. Si l’uber-économie devait prendre une extension économique majeure, ce serait d’ailleurs une nouvelle source de financement de l’État qui autoriserait – on peut rêver – une réduction du taux moyen de fiscalité sur l’ensemble de l’économie. L’uber-économie représente potentiellement une extension de l’économie de marché et donc une assiette fiscale plus large.

Ceci conduit à la question de l’emploi. On ne traite pas ici de son volet plus large mais traditionnel concernant l’impact de l’innovation sur l’emploi. Un Google Maps fait du mal, bien évidemment, au métier des « Cartes Michelin » et aux emplois qui vont avec, et la réponse à cela variera selon notre degré d’optimisme face au progrès technique. On traite de la question du droit du travail. L’uber-économie est le domaine par excellence des mini-jobs, sans statut, sans protection durable, etc. Les segmentations traditionnelles entre statut de salarié et statut de commerçant ou d’artisan s’effacent. Le terrain juridique est particulièrement instable à ce sujet. Une cour californienne vient d’imposer à Uber de donner le statut de « salarié », muni d’un contrat de travail, à ses chauffeurs de type Uber (et non Uberpop), c’est-à-dire à ceux qui exercent dans l’activité de VTC. C’est un arrêt à la portée immense, établi par voie jurisprudentielle comme souvent aux États-Unis, alors qu’il est en général réglé par le moyen de la loi en Europe. C’est donc le rôle de l’État au sens large de faire en sorte que les protections communes du droit s’appliquent à ces nouvelles activités. On ne peut s’empêcher cependant de voir que l’uber-économie est extrêmement multiforme, qu’elle inclue aussi des activités sans but lucratif qu’il s’agit de préserver et donc qu’elle doit autoriser une certaine souplesse dans les statuts. Le succès du statut d’autoentrepreneur en France, ou depuis plus longtemps du contrat de franchise, en sont les préfigurations, même s’ils représentent une forme bénigne, et donc à peu près tolérée, de discrimination fiscale et règlementaire vis-à-vis d’autres types de statut, comme celui d’artisan.

S’il est un marché où un bon appariement de l’offre et de la demande est vital, c’est bien le marché du travail. La fonction de Pôle Emploi, par exemple, est d’éviter qu’il y ait une demande d’emploi non satisfaite en même temps qu’une offre d’emploi non remplie pour la même qualification. Le chômage est pour partie un phénomène de friction en matière d’information et l’outil internet (Pôle Emploi, mais aussi Monster.com ou les réseaux sociaux comme Linkedin) aident, de façon marchande ou non marchande, à le résorber. Pour faire une incidente importante, notons qu’à ce jour aucun site internet ne s’est occupé – à ma connaissance – de « partager le travail » comme on partage un véhicule ou un bureau vide. Le « prêt de main d’œuvre » est absolument proscrit en France et dans la plupart des pays, même si les DRH savent bien que les métiers de travail temporaire ou de régie s’en approchent assez souvent. Il serait pourtant facile d’organiser une place de marché où une entreprise en période temporaire de sous-charge pourrait « prêter » ses techniciens à telle autre qui affronte un pic temporaire dans son carnet de commande. La productivité du travail en serait accrue et le revenu dégagé partagé (de quelle façon ?) entre le salarié mobile et l’entreprise contrepartie du contrat de travail initial. Mais on romprait ainsi un trait essentiel au contrat de travail, celui de désigner clairement les contreparties et les caractéristiques (lieu, fonction précise, etc.) de l’activité du salarié. Il semble probable qu’on verra dans le futur un accroissement des contentieux dans ce domaine.

La montée de nouveaux monopoles

L’opérateur de l’uber-économie est dans une situation économique d’interface. Il est « place de marché », intermédiaire entre des clients du côté de la demande, ce qui est habituel, mais aussi de clients du côté de l’offre, ce qui l’est moins. On constate de plus en plus que ce mode de concurrence – que les économistes, à la suite en particulier de Jean Tirole qui en a étudié tous les aspects, appellent une concurrence biface – génère facilement des configurations de monopole permettant l’extraction de rentes très importantes. La situation varie fortement selon les branches d’activités. Par exemple, l’intermédiaire n’est aujourd’hui pas en posture dominante dans le domaine de la distribution physique des flux de bande passante. Les fournisseurs d’accès internet aux États-Unis, sur le modèle d’Orange ou Numéricable, réclament d’une voix forte la fin de la neutralité du net. Ces opérateurs intermédient les consommateurs et les producteurs de contenu (la presse, Walt Disney Company, mais aussi Google dans son activité de moteur de recherche). Mais ils n’arrivent pas aujourd’hui à capter la rente d’intermédiation, en introduisant une tarification selon l’amplitude de bande passante accordée au producteur de contenu. L’Autorité de la concurrence aux États-Unis vient de rejeter leurs appels à la fin de la neutralité du net. Mais dans d’autres domaines, la position de place de marché est décisive pour capter la rente. Apple livre une bataille aujourd’hui pour rattraper, via son service iTunes, son retard en matière de « service de location » de musique à la demande, un secteur aujourd’hui dominé par Spotify et à un degré moindre en France par Deezer. Si Apple y arrive, il aura probablement les moyens de faire payer les deux bouts de la chaîne, la maison de disque et donc l’artiste, et l’amateur de musique.

Apple ou Google mis à part, ces nouveaux intermédiaires que sont Uber, Airbnb et Booking vont bientôt être dans cette position du monopole biface. La raison en est qu’ils ajoutent à leurs services spécifiques un fort effet d’échelle lié à la taille du réseau et surtout d’un effet de notoriété dont le meilleur « Orange » de la terre ne bénéficiera jamais. Dès aujourd’hui, il est difficile de bâtir un réseau ayant la notoriété d’Uber ou de Booking. On est face au phénomène du « winner takes all », où le premier acteur venu sur le marché ramasse la mise. Booking présente le risque de renvoyer les hôteliers à une simple prestation d’espace dortoir, si sophistiqué soit-il. Le lien client, le marketing, la notation, la négociation tarifaire, le lien avec les prestataires annexes (transport, loisir, restauration), en bref l’appariement, tout cela risque d’être capté à petits pas par la place de marché internet. Avec en plus le risque que le dit monopole emploie toute sa puissance pour bloquer les initiatives de nouveaux venus.

Ce qui complique les choses pour nous autres Européens, c’est que tous ces monopoles en puissance, derrière les célèbres GAFA, nous viennent de Californie. Un site aussi utile – et aussi « français » dans son esprit – que Lafourchette.com vient d’être racheté par l’Américain Tripadvisor, qui accroît ainsi son emprise sur le marché du conseil touristique (et lui permettra peut-être d’attaquer Booking latéralement). On a donc comme aux États-Unis le débat sur les mérites et démérites de cette uber-économie, c’est-à-dire pour simplifier consommateurs vs. emplois. Mais il nous manque cruellement, surtout en France qui n’est pas naturellement un pays porté aux innovations en matière de concurrence, la manne abondante des revenus d’entreprise liés à cette économie, qui irrigue puissamment la machine à innovation qu’est devenue la Silicon Valley.

 La question sociétale

L’uber-économie modifie les pratiques sociales. Les gestes de convivialité, de partage et d’échange tombent dans l’orbite marchande, ont l’objet de transactions pécuniaires. Les inhibitions à transformer le coup de main à l’autre en relation d’argent sautent, d’autant que les places de marché ont l’intelligence marketing d’éviter aux particuliers le paiement direct, d’une poche à l’autre, du service : c’est la place de marché qui s’occupe du crédit et du débit des deux comptes, prenant sa dime au passage. Au vrai, comme le constatent les auteurs d’un remarquable dossier spécial de la revue Esprit (juin 2015) consacré à « L’économie du partage », les outils collaboratifs permis par Internet peuvent tout autant stimuler de nouvelles formes d’échanges non marchands et d’entraide.

Mais c’est vrai qu’il y a extension du domaine du marché, et l’on retrouve les questions que posent l’intermédiation sociale par un mécanisme de marché : davantage d’anonymat, des valeurs d’entraide évincées par l’intérêt personnel, mais aussi un développement des services à la personne bien au-delà de ce que la philanthropie permet. On peut déplorer le lien pécuniaire que Blablacar introduit dans le covoiturage, mais qui aujourd’hui reste encore disposé, comme c’était une pratique courante il y a quarante ans, à prendre un autostoppeur au bord de la route ? Par la médiation du marché, c’est un supplément de confiance sociale qui est requis. On ne peut qu’être surpris de la facilité avec laquelle les échanges d’appartement, à titre marchand ou non, se sont développés, alors qu’il s’agit en réalité de laisser les clés de chez soi à un parfait inconnu. Ou bien que les marchés d’occasion comme Leboncoin puissent naitre, alors qu’on ne dispose pas des moyens de vérifier avant l’achat la conformité de l’objet avec ce qu’on souhaite. C’est tout le dilemme qu’impose la venue d’un nouveau marché : éviction possible des codes et valeurs qui permettaient l’échange préalablement, mais surcroit de confiance à niveau social pour que la transaction marchande ait lieu.

L’autre fait majeur est que la notation croisée est en marche. Bien installée dans le monde de l’entreprise, avec des agents spécialisés qui notent la solidité financière, qui certifient vos processus industriels et la conformité des produits, la voici dans le monde de la consommation : Allez sur un site de voyage, vous êtes noté ; allez sur Auboncoin ou Amazon, toujours noté. Vous notez les films, les restaurants, les livres, les hôtels… mais on vous note tout autant. La notation est croisée, faites par vos semblables, le pair-à-pair. Les élèves sont notés depuis belle lurette, mais maintenant les profs le sont aussi, du moins dans l’enseignement tertiaire. Dans les entreprises, les exercices de notation par les subordonnées se multiplient ; on les appelle le « 180° », devenu le « 360° » si la revue inclue aussi les pairs et les supérieurs hiérarchiques.

Cela diffère de la notation classique, celle des marchés financiers, où un agent de confiance (une agence de notation) se pare de l’autorité extérieure de pouvoir noter.

Certains pays sont plus avancés que la France dans ce mouvement. Aux États-Unis, les banques disposent depuis longtemps des notes de crédit sur leurs clients ou prospects : notes négatives qui signalent un accident de crédit (ce qui existe en France), mais aussi notes dites positives, qui jugent de la capacité à honorer un crédit. On peut imaginer bientôt voir apparaître des agrégateurs de notes, capables d’aller chercher vos notes sur tous les sites que vous fréquentez, et de voir si vous êtes fiables, bon consommateur, bon producteur, bon employeur, bon travailleur, bon élève… Cela vous sera bien utile si le vous voulez être embauché, vous loger, emprunter, peut-être demain vous marier. Certains employeurs, dit-on, consultent votre page Facebook pour y juger de votre comportement et la façon dont on vous « like ».

Marc Andreessen, un très célèbre investisseur de la Silicon Valley, voit dans cette source de données un changement de paradigme dans l’industrie financière. Dans une interview de 2014 à Business Week, il dit : « Il y a l’idée croissante dans la Silicon Valley qu’il existe des nouvelles sources de données sur le consommateur qu’on peut utiliser pour prédire sa solvabilité (…) : factures de carte de crédit, comportement sur le réseau social, peut-être même des recherches sur l’histoire de la personne. Beaucoup de gens, à la fois dans les grandes entreprises de l’Internet et à des startups, tentent d’accéder à ses grands réservoirs de données et de trouver de nouvelles façons de faire des scores, tout ça en dehors du monde bancaire. » Et il ajoute : « La minute où l’une de ces nouvelles formes de mesure du crédit se montrera capable de fiabilité et de reproductibilité, les hedge funds vont arriver et y mettre du levier financier. »

On ne veut pas soulever ici la question très réelle de la protection de la vie privée que pose cette évolution, mais ce qu’elle peut impliquer à terme pour l’organisation de la vie sociale. Il n’y a rien de bien neuf dans le principe. Je te donne de l’information, tu m’en donnes et le rapport de confiance se bâtit ainsi, si l’on admet que la base de la confiance, c’est la prévisibilité de l’autre davantage que son comportement plus ou moins moral. Les règles de politesse se sont progressivement construites sur ce terrain : j’observe quelques règles de déférence pour créer l’attitude réciproque chez autrui, règles qui se sont construites et ont été retenues empiriquement au fil du temps pour leurs vertus créatrices de confiance. Il y a un élément disciplinaire dans le processus : si je me conforme à une bonne attitude, l’autre m’en sera gré, et ma réputation, la confiance que j’inspire, en est accrue. L’équilibre collectif du jeu est en principe un ensemble de comportements plus stabilisants économiquement et socialement. Sa généralisation pose alors avec une acuité nouvelle le dilemme classique. D’un côté, le processus de notation collective est souvent mieux capable que l’expert d’apporter la bonne information ; et sachant qu’il est œuvre collective, plus disciplinant. De l’autre, la collectivité, c’est l’opinion publique qui est sujette plus qu’à son tour à des émotions, des coups de chaleurs, des rejets, des rumeurs… Le regard de l’autre est disciplinant. Une fois généralisé, il peut être mutilant.

[1] Un domaine où les financiers reconnaissent un dérivé du résultat de Modigliani-Miller.