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Le blog de François Meunier

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L’évasion fiscale dans le monde : comment la mesurer ?

Article publié le 18/01/2016

Le graphique de la semaine est une photo, celle du parlement européen s’insurgeant à Strasbourg contre M. Juncker, le président de la Commission européenne, à l’annonce de l’ampleur de la fraude (ou évasion dit pudiquement) pilotée sous son initiative au Luxembourg, quand il en était son Premier ministre.

Sort en effet en version anglaise le bouquin de Gabriel Zucman, un jeune et brillant économiste français, prof à Berkeley : « La richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis fiscaux », Seuil, République des Idées, 2013, un livre dont La Croix disait « Un petit livre qui vaut dix volumes de thèse sur la mondialisation financière. » Cass Sunstein, le co-auteur du célèbre livre « Nudge », en fait une revue dans le New York Review of Books du 14 janvier.

Le livre de Zucman indique que la masse fiscale qui échappe aux Etats – et qui par conséquent force les Etats à imposer davantage ceux qui n’en peuvent mais – s’élevait environ à 200 Md$ dans le monde, dont 35 Md$ pour les Etats-Unis, un copieux 78 Md$ pour l’Europe, et quand même 10 Md$ pour l’Afrique, ce qui est énorme comparé à son niveau de richesse.

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Ce qui suit éclaire le point. Cette parution est en effet l’occasion d’un commentaire remarquable de Cass Sunstein dans la dernière livraison de la New-York Review of Books au titre évocateur (« Parking the Big Money »), dont est d’ailleurs tirée l’image ci-dessus. Sunstein explique comment Zucman arrive à son chiffre de 7,6 Tr$ (et pas Md$ !) d’actifs financiers qui disparaissent dans un « gouffre de ténèbres béant », pour reprendre le mot de Victor Hugo.

Toutes les données sont évidemment cachées par les paradis fiscaux. Mais une brèche s’est ouverte sous la pression des Etats-Unis : la Suisse et le Luxembourg, les deux principaux pays fautifs, ont désormais d’une part des données de balance des paiements assez précises et d’autre part obéissent par force à l’excellente loi Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) qui oblige toute banque qui gère les comptes d’un résident américain à communiquer les chiffres à l’autorité fiscale américaine, ceci sous peine de punitions sévères dans son activité américaine. Bien évidemment, les grandes banques suisses et luxembourgeoises obtempèrent, ayant vu ce qu’il en a coûté à BNP Paribas de négliger le gros bâton américain ; elles n’auraient peut-être pas ce scrupule si une telle loi était édictée par le Zimbabwe ou même par la Corée du Sud. L’Europe, et les Etats qui la composent, montrent ici leur pitoyable faiblesse, à laquelle s’ajoute la honte de ne devoir les maigres progrès réalisés vis-à-vis de leurs voisins, le Luxembourg et la Suisse, qu’à ce même gros bâton américain.

Donc, comment estimer quelques chiffres ? L’idée est de se reposer sur l’égalité comptable entre actifs et dettes. Les balances des paiements consolidés sur la planète affichent par exemple un montant de 2 Tr$ de fonds détenus par les fonds communs luxembourgeois, au moment où le Luxembourg déclare détenir 3,5 Tr$ de tels fonds détenus par des non-résidents. La différence, 1,5 Tr$, est ainsi de la finance occulte. Les estimations sont plus compliquées quand les balances des paiements sont muettes, par exemple celles des Iles Caiman, et Zucman explique les contournements qu’il est contraint d’opérer.Une autre source d’évasion fiscale, cette fois-ci de l’évasion et non pas de la fraude, vient – on le sait maintenant très bien – de l’optimisation fiscale réalisée par les grandes multinationales. Voir ce billet de 2013 dans Vox-Fi (« Sur les impôts d’Apple, c’est nous les pommes ! ») ou ici dans Situations qui estimait à 8,5 Md$ le manque à gagner en matière d’impôt lié à la seule activité de Apple en Europe. L’OCDE vient de faire aboutir au niveau européen une idée qu’elle a initiée, obligeant les autorités fiscales de chaque Etat de l’UE à faire connaître sur demande d’une autorité fiscale de tout autre pays membre le montant de profit déclaré dans leur pays par des entreprises résidentes dans le pays demandeur. On pourrait aller plus loin en Europe, un peu sur le modèle de ce que font les Etats-Unis pour partager l’impôt sur le revenu entre les états fédérés : taxer le profit consolidé et le répartir selon une clé de répartition faisant la moyenne entre la répartition du chiffre d’affaires, des profits et des effectifs (la dite « règle du Massachussetts »). Mais on connaît le débat sur ce thème aujourd’hui en France entre le parlement et le gouvernement, ce dernier très réticent à pousser cette mesure sans que les autres pays le fassent.

On progresse quand même peu à peu, et un livre comme celui de Zucman y aide.