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Le blog de François Meunier

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Faut-il la transparence sur les salaires ?

Article publié le 01/11/2015

On ne rend pas accessible à l’ensemble des salariés l’information sur les salaires de chacun. Vous ne savez pas, sauf moyens détournés, combien gagne votre collègue, à la fois en salaire fixe et en rémunération variable ou bonus ? C’est le privilège du manager de connaitre – et normalement de fixer – les rémunérations, à condition que ce soit celles de ses collaborateurs.

Question : faut-il aller vers plus de transparence ? Une telle décision serait-elle favorable, en nous plaçant du point de vue des entreprises ?

La question n’est pas incongrue. Nous évoluons dans un monde où la transparence s’impose de plus en plus comme règle de bon fonctionnement social. Il y a une exigence de transparence directe concernant les rémunérations des gens qui peuvent être en prise d’intérêt (le chercheur payé par un labo pharmaceutique, par exemple). Il y a une obligation légale de communiquer la rémunération des dirigeants d’une entreprise cotée, ainsi que la moyenne des 10 plus hauts salaires. Les députés doivent déclarer leurs patrimoines. L’État de Californie a fait passer une loi imposant la communication des salaires de tous les fonctionnaires de l’État. La Suède rend accessible les déclarations d’impôt (et donc de revenus) de tout un chacun.

Je m’inspire d’un remarquable petit ouvrage écrit par Claudia Senik, professeur à la Sorbonne : « L’économie du bonheur » (La République des Idées, Seuil, 2014), ouvrage sélectionné pour le prix Turgot 2015.

Elle aborde le sujet en relatant une expérience, celle d’un sondage fait auprès de 3.000 salariés de diverses universités californiennes avec des questions telles que : « Êtes-vous satisfait de votre salaire dans cet emploi ? », « Estimez-vous que votre salaire est juste par rapport aux autres membres de votre département ? » ou « Avez-vous l’intention d’essayer de changer d’emploi au cours de l’année qui vient ? ».

Les personnes sondées ont à cette occasion pris connaissance du site contenant l’information et sont vite allés consulter le niveau de salaire de leurs collègues proches. Les résultats ne doivent pas étonner : ceux des interrogés dont le salaire est inférieur à leurs collègues expriment une insatisfaction forte ; ils déclarent plus que le groupe témoin leur intention de rechercher un travail. Ceux qui sont au-dessus ne marquent pas de satisfaction particulière. Et surtout, nous dit Claudia Senik, deux ans après le sondage, le taux de départ des personnes gagnant un salaire inférieur était plus fort que la moyenne.

Les conclusions sont riches :

– connaître les salaires des autres permet la comparaison et engendre souvent frustration. La satisfaction dans le travail ne se juge pas dans l’absolu, mais aussi par comparaison avec le sort des ceux à qui on aime se comparer.

– on juge souvent « normal » d’être mieux payé que les autres. Il y a satisfaction, par le même « effet de comparaison », mais pas à la mesure de l’insatisfaction d’être moins payé que ceux qui vous semblent ne pas mériter mieux que vous.

– par contre, un « effet d’anticipation » joue en sens inverse : il est gratifiant de voir que l’entreprise paie bien ceux que vous jugez méritants. Ce peut être le signe d’un dynamisme de l’entreprise et la source d’une confiance accrue dans son management.

Quel bilan pour l’entreprise si l’on connait mieux les salaires de ses collègues ? Il y a clairement le désavantage de générer des frustrations et donc une démotivation de certains salariés. Tout le monde ne peut pas être payé plus que la moyenne. Ce qui pourrait être à l’inverse, s’il y avait un marché de l’emploi dynamique, un moyen d’encourager souplement au départ la mobilité des salariés qui s’adaptent mal à l’entreprise. Également une pression des pairs (peer-pressure) qui s’exercerait sur le salarié jugé « trop payé » par les autres. Et une pression interne forte pour que le mode de détermination des salaires soit très performant dans ses procédures.

En pratique, l’entreprise pourrait reprendre les devants. Parce qu’au fond, les salariés savent souvent, par la bande, le salaire des autres, ou pire s’en font une idée. L’effet de frustration est là, sans que l’effet d’anticipation puisse jouer pleinement. Les DRH anticipent ces frustrations et se servent souvent d’un instrument graphique consistant à faire ressortir le niveau de salaire de chaque salarié en comparaison avec tous les salaires de la même classe ou catégorie. Du coup, il y a une tendance à l’égalisation des salaires par catégorie. Cela fait reposer les changements de niveau de salaire sur les promotions d’une classe à l’autre. Notez que si les salaires ne sont pas transparents, les classes sont connues de tous les salariés et engendrent les mêmes effets de comparaison et d’anticipation, cette fois-ci tolérés par l’entreprise.

Il y a aussi à la clé un meilleur fonctionnement du marché du travail. C’est sur le côté « inter-entreprises » que j’y vois les arguments les plus forts : un marché fonctionne bien si l’information circule bien et permet d’aboutir à un prix unique pour un service identique. Cela s’applique au marché du travail, comme à tout marché. Il n’est pas bon qu’un salarié soit « surpayé » uniquement parce que son entreprise bénéficie d’une rente ; ni sous-payé parce que son entreprise est dans un secteur en déclin. Il est bon par contre qu’il ait un bon salaire s’il contribue à la valeur ajoutée d’une entreprise, où qu’elle soit ; et mauvais dans le cas inverse. Connaître les salaires, c’est aider à faire bouger les salariés. Ce n’est pas big brother, c’est le fonctionnement décentralisé du marché. Faites l’analogie avec le marché du capital : connaître les rendements sectoriels, notamment par la Bourse, aide à concentrer les ressources dans les secteurs les plus performants de l’économie. Mais la circulation du travail tout autant.

Il est possible aussi que cela persuade les DRH de bien réfléchir avant d’opter pour une individualisation forte des salaires et des rémunérations variables. Il y a des configurations où l’individualisation est adaptée ; d’autres où elle est nocive à l’esprit collectif. On touche là le sujet difficile de l’incitation par la prime salariale, qui, malgré la mode actuelle, a de mon point de vue beaucoup de défauts (en comparaison avec d’autres modes de gratification). Voir ce précédent billet dans Vox-Fi. Et celui-ci.

Il me semble que beaucoup d’entreprises n’ont pas aujourd’hui un département DRH capables d’assumer cette transparence. Mais aller vers cette transparence peut être l’aiguillon qui convient pour le dynamiser.